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« Véhiculer des émotions »

Art Culture Portraits

Il est des rencontres qui marquent, comme celle de Jean Thomanne avec l’Art et la mienne avec cet artiste inclassable et brillant, profondément généreux et émotif.

« Je ne sais pas trop par où commencer. » Il s’agit de l’incipit de Les Ames grises, de Philippe Claudel. Et c’est un peu le sentiment qui m’anime au moment de narrer ma rencontre avec Jean Thomanne tant celle-ci fut à l’image de l’artiste : chaleureuse et conviviale, aussi sincère que rêveuse, bienveillante et iconoclaste. Par le début, peut-être ? Malgré le ciel lourd et les averses qui s’abattaient sur Liège, alors que je pénétrais dans le nouvel espace de cet artiste à la notoriété finalement relativement récente, ses toiles illuminèrent d’emblée mon après-midi. « J’ai commencé à dessiner dès l’âge de trois ans, dans la loge de mon papa, comédien amateur », me confie rapidement Jean Thomanne qui n’a jamais cessé depuis mais qui, longtemps, a brûlé ses toiles. « J’avais peur de décevoir mon paternel. Il m’a fallu trente ans pour ‘admettre’ mon travail. J’ai toujours été en recherche et c’est lorsque je me suis exonéré du regard des autres et du ‘qu’en dira-t-on’ que je suis parvenu à me lâcher et à m’assumer. »

Un processus qui a pris du temps et qui a vu le Comblinois vivre quelques années de vache maigre. « Mais j’ai toujours fait en sorte que mon grand fils, qui a trente-trois ans maintenant et dont je suis très fier, ne manque de rien », précise cet hyper sensible. Et si la reconnaissance ne fut pas immédiate, peindre et créer fut toujours un impératif pour cet homme traversé par des torrents d’émotions. C’est là, dans son for intérieur, que Jean puise son inextinguible inspiration. « Lorsque je ressens une émotion forte, j’ai directement envie de la peindre, de la traduire sur ma toile. Je ne fais ni esquisse, ni croquis et ne connais jamais le résultat final au moment d’appliquer mes premiers traits de pinceaux », explique-t-il. « Lorsque je peins, je n’ai plus de névrose ou d’angoisse, je suis à 10 000% dans le moment, totalement immergé. Je retrouve mon insouciance enfantine. »

Une crainte anime cependant toujours ce Liégeois dont les tableaux se retrouvent aux quatre coins du globe: la peur de manquer de place pour s’exprimer, comme si le format choisi n’était jamais suffisant pour déposer son trop-plein d’émotions. « Plus je travaille une toile, moins elle est finie », rigole-t-il. « Mais j’ai toujours ces envies d’ailleurs et la volonté que mes personnages, qui veulent être là, puissent raconter leur histoire. » Une générosité qui se traduit également par une production conséquente, Jean peignant tous les jours ou presque et pratiquement une toile par jour ! « La toile m’aide dans le processus créatif, j’entretiens un lien presque fusionnel avec. Quant à l’inspiration, c’est aléatoire mais tout peut servir de matériau. Cependant, lorsque je suis inspiré, je dois me mettre au travail immédiatement sous peine de risquer de perdre cette sensation fugace », me précise-t-il encore. « Je véhicule des émotions… Enfin, j’essaie. »

Une modestie qui n’est pas surjouée pour cet être fondamentalement généreux, à la fois très terre à terre et la tête dans les étoiles. « Je sais d’où je viens et j’ai parfois l’impression que ce n’est qu’un feu de paille, que tout pourrait s’arrêter demain », assure Jean, total autodidacte. « Mais même si j’avais les bras coupés, je peindrais avec bouche. » Néanmoins, depuis une exposition à La Boverie, la cote de cet artiste complet – il sculpte aussi ! – n’a cessé de grimper et ses tableaux de se vendre un peu partout à travers la planète, le prestigieux MoMA de New-York courtisant même le Liégeois ! Une réussite que Jean vit en famille, avec sa compagne Katia, rencontrée il y a dix-sept ans – « sans elle, picturalement, je ne serais pas là où j’en suis aujourd’hui », affirme-t-il – et qui lui a donné deux charmants bambins: Gauthier, neuf ans, et Clément, cinq ans. Et comme la pomme ne tombe jamais loin de l’arbre et que les chiens ne font pas des chats, les deux garçons taquinent déjà les crayons et pinceaux, révélant une vraie fibre artistique. « Ils jettent du vrai », souligne Jean. « Ils ont cette forme de spontanéité, comme moi, cette insouciance essentielle car l’ Art, ce doit d’abord être de l’émotion. »

Longtemps, la discussion s’éternisera avec Jean et Katia. Des rires, des confidences, des anecdotes tantôt truculentes, tantôt touchantes. Ce couple éminemment sympathique ne manque pas d’idées comme cette collection de sacs inédits dont les exemplaires ont très vite trouvés preneurs ou, dans les années 2000, à Berlin, la performance de Jean qui se mit à peindre, sur un rond-point, éclairé par un cracheur de feu venu du camp de gens du voyage situé tout près. « Il y eut rapidement des files de voitures tout autour et la police a dû mettre en place une déviation », se souvient l’artiste. « A la fin, le cracheur de feu a brûlé la toile et je me suis senti libéré. Ce fut un beau moment de partage. »

Un partage auquel Jean – dont une toile est partie enrichir l’intérieur d’une diplomate belge à New-York et une autre devrait prochainement orner le consulat belge aux Nations Unies – invite tout le monde, amateurs d’art éclairés ou profanes, passionnés ou curieux. « L’art est parfois trop élitiste alors qu’il peut faire du bien. Imagine une guerre à coup de pinceaux: tout le monde serait gagnant », glisse-t-il. « Mais je reste persuadé que chaque personne sur cette terre, aura un jour une vraie émotion devant une œuvre et pourra alors en parler aussi bien, ou si ce n’est mieux, qu’un spécialiste. »

Au moment de prendre congé et de quitter Jean, Katia, Gauthier et Clément, la nuit est tombée sur la Cité ardente et le froid se fait mordant… Mais l’explosion de couleurs des toiles de cet artiste inclassable et la chaleur de nos échanges illuminent mon retour et me réchauffent tout entier.

Thiebaut Colot



        
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