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« Il pousse la boule pour ne pas la perdre »

À la une Chroniques

Fricadelles et crustacés. Chronique d’un jeune Liégeois dérangé.

Pour pimenter ce deuxième épisode de Fricadelles et crustacés, j’ai préféré vous raconter l’histoire de deux êtres si différents qu’un chemin périlleux et semé d’écueils réunit chaque jour. Une histoire où se mêlent banalité, tragédie, tronc commun, mauvaise note et « no future » tagué au compas sur un banc scolaire. Aujourd’hui, je troquerai mon stylo à bille de cancre pour une craie blanche, parce qu’il est temps de cesser de noircir le tableau. Silence dans le fond de la classe.

Christophe est professeur de français. Il est sept heures, son réveil matin sonne, il n’a pas envie d’aller à l’école. Dans son appartement sans jardin, sans saveur, Vivacité résonne et les avis grésillent, seul le bruit strident de la machine à café adoucit ce tintamarre. À l’antenne, qu’il n’écoute que d’une demi oreille, un débat déchaîne les passions : « faut-il évaluer les professeurs ? ». S’enchaîne alors le témoignage de Brigitte, mère de deux enfants qui ont brillamment réussi leurs études, qui exhorte la punchingball ministre d’exiger des comptes des professeurs incapables d’aiguiller leurs ânes vers le droit chemin de l’excellence. Ce déversement de bêtises incite Christophe à changer de fréquence pour une radio où des hits dépourvus de mélodies lui cassent moins la tête.

La dernière parole baveuse de Brigitte plante le coup de grâce dans le cœur en frigolite de notre héros du jour :

« Si un professeur est incapable de faire progresser ses élèves, on doit diminuer son salaire. Déjà qu’ils ont trois mois de congés par an ! Moi vous imaginez si je produis moins, mon patron, il va faire quoi ? »

Kévin a 17 ans, il est élève de 4p vente. Il est sept heures quarante-cinq, son réveil matin a déjà sonné, mais une musique pêchue de chanteur très viril ne suffit pas à l’extirper de ses rêveries adolescentes. Il s’empare malgré tout courageusement de son smartphone dernier cri lui indiquant qu’il pleut et qu’il a déjà vingt-cinq notifications non lues. En scrollant* sur son fil d’actualité, il est captivé par un post instagram de ‘millionaire_riche’.

« Ne perds jamais espoir. Quand tout est perdu, Dieu t’envoie un miracle ». Ce verset lui file l’énergie suffisante. Il descend à la cuisine, ouvre le garde-manger plus vide que la bibliothèque familiale, n’y trouve qu’une canette de Red-Bull et s’en saisit, l’apport en nutriments semble convenir à ce qu’il attend d’un petit déjeuner supposé lui donner des ailes.  Il prend soin de ne pas réveiller ses parents, qui ne travaillent plus, faute de qualifications. Pour la famille de Kévin, l’horizon semble plus bouché qu’une toilette d’autoroute un premier jour de juillet. Ses parents n’ayant pas accédé à ses désirs de scooter, Kévin entame un sprint et songe à l’excuse qu’il devra plaider devant son éducateur débordé pour justifier son douzième retard du mois.  Dans sa course, il passe par l’école de la réussite où tous les élèves sont déjà en rang, se rappelle qu’il a oublié sa tenue de sport alors qu’il a gym, ou plutôt éducation physique. Kévin ne voit pas trop l’intérêt d’aller à l’école alors que, grâce à ses technologies, il a une bibliothèque dans la poche. Christophe se demande comment enseigner à ses élèves le plaisir de lire et d’apprendre, alors que, à cause des technologies, ils ont un poids chiche dans la tête.

Pour Christophe, les jours qui s’enchaînent comme les réformes insipides ressemblent de plus en plus au Mythe de Sisyphe qu’il ne parvient pas à enseigner à sa classe de paumés. Il pousse la boule pour ne pas la perdre. En véritable passionné d’Albert Camus, il voue un véritable culte à ce miraculé du système scolaire, sauvé par un prof qui fut le premier à voir en lui un grand talent et qui décela chez ce fils de pauvres une salvatrice intelligence qui l’emmènera jusqu’au prix Nobel (sans pacte d’excellence) . Mais le pragmatisme est un coupe-gorge pour rêveurs. Il optera plutôt pour un texte de rap dont le thème est l’abnégation, le devoir de faire de l’argent et le système qu’on trouve injuste. Avant de monter sur scène, il prend soin de souhaiter une bonne semaine à ses collègues, disséminés dans cette niche d’acrimonie qu’est la salle des professeurs, où l’enthousiasme s’enterre sous un monticule de copies à rendre et un devoir à accomplir.

Dans une classe grouillant d’élèves pressés de faire de l’argent, il y a autant d’espoir que dans un meeting d’Anne Hidalgo. Chaque jour, Christophe passe le frotteur sur ses tentatives de « passation de savoir ». Pourtant aidé d’un tableau numérique dysfonctionnant, ses paroles butent devant l’indifférence d’élèves que l’aphasie et les Air-Pods assourdissent. Le service minimum fourni, sa tournée de leçons à livrer continue, il sillonne avec sa  Renault Clio d’occasion les routes en gruyère wallonne pour rejoindre l’autre école haute gamme. Une école où les élèves lisent Albert Camus quand on leur demande de lire Albert Camus. Une école où il peut donner cours comme il a appris à donner cours. Une école où réussir n’est pas une issue de secours mais un chemin tracé par papa et maman. Où on est vingt-six dans une classe sans être trop. Une école où on n’essuie pas les plâtres, parce qu’on est peu concernés par les réformes absurdes qui le pointe d’un doigt délateur.

Christophe et Kévin n’ont pas participé à la manif, parce que si rassembler sous une même couleur des impuissants pour gueuler permettait d’obtenir gain de cause, le Standard serait champion chaque année.

Kévin Galle

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